CULTURE | Entretien avec Marina Damestoy, auteure et metteure en scène | Culture |
« Il faut donner des outils aux enfants pour qu’ils abordent la problématique de la précarité »Marina Damestoy est une artiste engagée. Elle est invitée au Théâtre d’Ivry Antoine-Vitez pour une résidence expérimentale en trois temps sur le thème de la précarité : À la rue, O-Bloque pour les adultes, Faire corps jouée dans la rue, et Monsieur Cloche pour les enfants. Nous sommes allés à sa rencontre alors qu’elle construisait le décor de ce spectacle à destination du jeune public, qui met en scène l’amitié d’une femme d’affaires et d’un sans-abri.
Le 13 du Mois : Il y a beaucoup de vous dans votre écriture, beaucoup d’énergie à partager vos idées à travers l’art. D’où vient cet engagement ? Marina Damestoy : Il y a de moi partout. J’ai écrit À la rue, O-Bloque et Monsieur Cloche à partir de vraies notes de rue que j’ai rédigées quand ça m’est arrivé, à 24 ans. Du jour au lendemain, on m’a annoncé que je n’avais plus de travail, j’étais étudiante à Paris et j’avais quinze jours pour me retourner. Mon engagement vient de ce parcours, il m’a poussée à initier les collectifs Génération précaire (accès à l’emploi pour les jeunes, droit des stagiaires) et Jeudi noir (droit au logement). Et puis je suis profondément de gauche, à la limite de l’utopisme. Je crois aux valeurs d’entraide. Je viens d’une famille catholique de droite et à un moment, la littérature engagée et la philosophie m’ont permis de sortir de mon milieu de classe moyenne pavillonnaire. Je crois que l’art peut nous donner à tous un peu de perspective et de respiration.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre projet pour les jeunes ? L’année dernière, j’ai créé un texte coup de poing, À la rue, O-Bloque. L’histoire d’une fille, Ophélie, qui tombe à la rue. Elle est militante, a participé à la création du collectif Génération précaire et est super remontée. Elle détricote ce qu’elle avait dans la tête lorsqu’elle était sans abri, dix ans plus tôt. La pièce parle du plafond de verre qu’il y a sur nos générations, du manque de main tendue. Le directeur du Théâtre d’Ivry m’a invitée à jouer la pièce sur le grand plateau, et en tout terrain dans la ville. Comme le théâtre a aussi l’habitude de faire des après-midis pour les familles et que j’ai justement écrit un livre pour enfants sur le même thème, Monsieur Cloche, il m’a donc proposé de l’adapter.
Est-ce qu’on écrit différemment lorsqu’on s’adresse à des enfants? Pas du tout. Je n’écris pas que pour les enfants, les adultes ne vont pas s’ennuyer. Pour l’adaptation théâtrale, je suis partie d’une histoire que j’avais déjà écrite. Je lui ai fait un écrin, et j’y ai incrusté Les Klunes, qui est une autre histoire, plus poétique, que j’avais rédigée. Il me semble que c’est nécessaire de donner des outils aux enfants pour qu’ils puissent aborder la problématique de la précarité, qu’ils croisent tous les jours dans la rue. Je pense que les enfants sont loin d’être bêtes. Je sais qu’on peut s’adresser à eux, leur proposer une expérience pour qu’ils se sentent moins impuissants. Je voulais quelque chose d’immersif, une pièce durant laquelle ils puissent participer, échanger avec les interprètes.
Il y a beaucoup de décors dans Monsieur Cloche, pourquoi ? Pour aider les enfants à s’immerger dans l’univers ? Monsieur Cloche est une commande : on m’a dit « lâche-toi », alors je me suis lâchée. Je prends plaisir à retrouver ici ma dimension de plasticienne ; j’ai été formée aux Beaux Arts de Cergy. Ensuite, c’est peut-être de la psychologie de bon marché, mais je me suis dit que le décor aiderait les enfants à vivre une expérience. Ils vont passer dans un couloir de carton au début : c’est la solitude. Puis arriver dans une structure pleine de sculptures, qui représente l’habitat mental du personnage. Et enfin ils vont s’asseoir dans l’arène, sur la scène, qui représente la société. C’est dans notre société que se passe cette rencontre entre les personnages. Dans À la rue O-Boque, ma pièce pour adultes, il y a aussi des séquences visuelles, des moments pour soi, pour réfléchir à ce que l’on reçoit, ce que l’on ressent.
À travers le théâtre, vous souhaitez amener les spectateurs à une prise de conscience de problématiques sociétales... J’ai envie de faire traverser aux enfants une expérience qui est intime, qui leur appartient. On a l’habitude de voir ces SDF en 2D. C’est rare que les parents s’arrêtent avec les enfants pour discuter. C’est un peu comme des cartes postales. Ici, je propose de passer au travers du miroir, de rentrer dans l’univers d’une de ses figures, de voir comment cette personne est habitée d’une richesse, d’une expérience, d’une vie. Comme tout un chacun. Je ne peux pas préjuger de ce que les enfants ressentiront, mais j’espère que certains au moins ressortiront du spectacle un peu moins impuissants. Pour les adultes aussi, je souhaite éveiller les consciences, mais c’est un peu différent car eux peuvent vraiment faire bouger les choses !
Vous faites le choix d’interpeler le public, de le faire interagir avec vos comédiennes. Quels sont les retours que vous avez de ces échanges ? Les réactions sont très variées. Pour À la rue, O-Bloque les gens sont très prolixes, ils ont envie de parler, ils ont tous quelque chose à dire. Que ce soit d’une manière intellectuelle, ou par le récit d’expériences concrètes qu’ils ont besoin de livrer sur le plateau. Quand on joue dans la rue c’est encore plus fort. Bien sûr, on vit quelque chose seulement avec les gens qui restent, qui nous écoutent. Eux nous encouragent beaucoup.
L’histoire d’Ophélie dans À la rue, O-Bloque s’inscrit dans un triptyque sur la femme en état de résistance. Est-ce que faire jouer Monsieur Cloche par une femme était volontaire ? Effectivement, cela s’inscrit dans mon triptyque A.M.O : Antigone, Médée, Ophélie. L’Antigone se révolte contre le traitement des sans-papiers. J’ai écrit Médée pendant la seconde intifada. C’est une femme percluse, sur le territoire occupé et sur le territoire féminin. Mais pour Monsieur Cloche, on a reçu des hommes et des femmes pendant le casting. C’est vrai que quand j’ai écrit le personnage, je pensais au Petit Prince, je voyais un Monsieur Cloche enfantin, androgyne. Je voulais que les frontières soient floues, pour les parents aussi. Et puis c’était aussi un peu un acte militant, car il y a beaucoup moins de rôles pour les filles que pour les garçons au théâtre.
Monsieur Cloche en deux mots
C’est sur un océan de sacs plastiques que les enfants s’installent pour assister à la rencontre incongrue entre une jeune femme qui vit dans les chiffres et Monsieur Cloche. Elle est banquière, il est sans abri. Le trait peut sembler un peu forcé, mais l’amitié de ces personnages aux extrêmes du spectre social va permettre aux comédiennes d’aborder de face la problématique de la précarité. Ce voyage dans l’univers mental de ce « Petit Prince » déchu, tombé dans la rue et que tout le monde ignore, vaut le détour.
Monsieur Cloche, du 3 au 15 février au Théâtre Antoine-Vitez, 1, rue Simon-Dereure à Ivry-sur-Seine (à 100 mètres de la station Mairie d’Ivry sur la ligne 7). Mercredi 4 février à 14h30, mercredi 11 février à 10h et 14h30, les samedis à 17h et dimanches à 16h. De 6€ à 15€. Réservations au 01.43.90.11.11.
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Publié par Rébecca Khananié le 08 Janvier 2015 |